C'est la faute à ce vieux train d'Indochine !

Entre Kunming (Yunnan – Chine) et Lao Cai (Vietnam) – 15 mars 2002

 

Quand vous avez attendu un événement aussi longtemps, que vous avez répété  tous les gestes dans votre esprit et rejoué le film au cours de vos nuits blanches, il est évident que quand ce moment approche, vous vous apprêtez à le vivre avec excitation. Accompagnée d’une transpiration surabondante et d’un pouls accéléré. L’attente a chargé cet événement d’un tel poids symbolique, que la peur d’être déçu (ou l’angoisse de ne pas être prêt à l’affronter) vous prend aux tripes.

Pour moi, ce voyage en train du Sud de la Chine au Nord du Vietnam, était un événement capital. De la mythique région chinoise du Yunnan [où, James Hilton, en écrivant en 1933  les “Horizons perdus”  prétendait avoir trouvé le Shangri-la, le paradis perdu], aux rizières en terrasses du Vietnam, et plus bas jusqu’à la capitale Hanoi. J’avais construit tout mon voyage à partir de ce trajet de 25 heures. Ce fut le premier anneau sur lequel j’accrochais par la suite les autres pays de mon itinéraire Est/Ouest. Mon projet de tour du monde est né ainsi, dessiné avant et après la frontière sino-vietnamienne.

Tout fut de la faute à différents articles de presse qui me racontaient avec excitation et émerveillement l'histoire de ce train construit par les colons français et inauguré en 1910, qui traverse encore aujourd’hui des paysages d’une rare beauté.

[Les coupures de journal, avant ou après, se révèlent utiles, ou bien elles finissent à la poubelle

– aucun autre destin possible pour elles].

Le voyage commence à  Kunming, capitale du Yunnan, vers le sud de cette région à la végétation luxuriante peuplée de falaises et de précipices, pour s’achever à Hekou, dernier village chinois avant la frontière du Vietnam. De l’autre côté, Lao Cai, porte qui ouvre sur les régions montagneuses, les minorités ethniques du Nord, et les superbes rizières en terrasses arrondies.

  

Je ne saurais pas expliquer pour quelle raison ce train était si important. Plus alléchant que les temples Kmer d’Ankor au Cambodge ou les glaciers de patagonie. Il est vrai que les trains ont toujours exercé sur moi une fascination particulière avec leurs compartiments, microcosmes roulants tirés sur des rails de fer. Des univers nés du hasard et éphémères. Là des destins se croisent, franchissent ensemble une parcelle d'espace plus ou moins grande, se séparent pour, le plus souvent, ne jamais plus se croiser.

 

 

J’ai rêvé des mois durant d’embarquer à bord de ce train d’Indochine que les français avaient eu la folie de construire. Ils pensaient alors étendre leur influence des colonies d’Indochine jusqu’au Yunnan , dans le but de convoyer jusqu’aux ports commerciaux du Vietnam l’étain et l’OPIUM qui abondaient dans ces contrées chinoises. Les régions à traverser étaient si escarpées, que la construction de la voie de chemin de fer demanda un effort colossal. Mille ingénieurs y travaillèrent, aidés de dizaine de milliers d’ouvriers, hommes, femmes, les coolies chinois. Pour franchir les falaises et les ravins du Yunnan, le long du cours capricieux du Nanxi-He (un affluent du Fleuve Rouge), il fallut construire plus de 250 ponts et tunnels, dans lesquels on salue de véritables prodiges d’ingiénerie sur fond de poutres métalliques. Comme ce pont de la vallée du Beihe qui semble soutenu par des ciseaux géants ouverts et encastrés dans les rochers.

Il suffit de regarder par la fenêtre du train pour comprendre aussitôt pour quelles raisons, la moitié de 56 minorités ethniques chinoises (historiquement persécutées par le gouvernement central), sont venues se réfugier dans ces lieux inaccessibles.

Il paraît que 12 000 personnes périrent lors des travaux de construction de cette ligne ferroviaire pharaonique et complètement insensée. Un cinquième de la main d’œuvre totale ! Les choses étant ainsi, aujourd’hui, il devient quasi gênant d’emprunter ce train. D’autant plus que les Français qui le voulurent à tout prix, ne parvinrent jamais à l’exploiter. La ligne ne fut jamais rentable et en définitive, favorisa ironiquement les adversaires qui l’utilisèrent pour convoyer leur approvisionnement lors de la célèbre bataille de Diên Biên Phu.

Par la suite, en 1979, lorsque la Chine attaqua le Vietnam en représailles à l’invasion du Cambodge par les Viêt-Cong, la frontière entre Hekou et Lao Cai devint infréquentable ; la partie vietnamienne fut rasée par les Chinois, et on ne parla plus du train entre Kunming et Hanoi pendant un bon moment.

La ligne internationale n’a finalement été ré ouverte qu’à la fin des années 90, quand les deux pays ennemis cessèrent de se lancer des bombes. Quelqu’un a bien dû  flairer les potentialités touristiques de ce résidu ferroviaire des folies coloniales.

 

C’était la mi-mars, et j’avais tout fait pour m’assurer un billet pour ce train. Je suis monté à bord à 4 heures de l’après-midi à Kunming. Selon mes plans, je comptais faire le voyage jusqu’à Hanoi en deux étapes. D’abord 460 km en 16 heures de Kunming à Hekou. Puis, passage à pied de la frontière du Vietnam et arrivée à Lao Cai. Une halte de deux jours à Sapa, dans la montagne à une heure de la frontière, pour marcher entre les rizières boueuses et visiter les villages des minorités ethniques qui abondent dans ces lieux. Enfin retour à Lao Cai, et à nouveau en train jusqu’à Hanoi. Cette fois-ci 11 heures pour parcourir 260 km à 30 km/h en longeant les rives du Fleuve Rouge.

 

C’est sur le tronçon chinois du trajet que l’on traverse les paysages les plus extraordinaires. En partant de Kunming vers le Sud, la ligne grimpe jusqu’à 2000 m, les rails frôlent en continu les parois vertes de la montagne, pour ensuite redescendre à l’altitude plus modeste de 76 m à Hekou, le point le plus bas du Yunnan. Si je pouvais refaire ce voyage, je le ferais dans le sens inverse, du Vietnam en direction de la Chine, afin de traverser en plein jour ces paysages beaux à couper le souffle. Alors que moi, j’y suis passé dans l’après-midi et la nuit !

 

Dans la partie chinoise, le train possède des compartiments à 4 couchettes, complètement ouverts sur le couloir, de sorte qu’on voyage et on dort tous ensemble …passionnément …autant renoncer tout de suite à tout désir d’intimité. Un agent officiel est par ailleurs rattaché à chacune des voitures, gardien imperturbable, qui contrôle les tickets, nettoie le sol toutes les 2 heures, remplit les thermos d’eau chaude pour le thé et les soupes déshydratées, et vous prévient quand vous devez descendre.

J’ai partagé mon compartiment avec trois vieux Chinois. Notre conversation a frôlé le mutisme, en se limitant à quelques “bonjour” et “merci”, et à des tas de sourires malicieux. C’étaient deux messieurs et une vieille dame qui a passé tout le temps la tête penchée au dessus de la fenêtre. Je la croyais ravie comme moi par la somptuosité de la nature composée d'eucalyptus et de conifères qui défilaient sous nos yeux. Mais je me suis aperçu ensuite qu’elle devait souffrir de l’estomac, car elle s’est mise à cracher et à vomir par la fenêtre. Ceci me fait réfléchir sérieusement à ma fascination mystérieuse pour les destins qui s’entrelacent dans les compartiments d’un train.

Arrivés à 8h du matin à Hekou, tous les passagers descendent du train et passent à pied le pont qui sépare la Chine du Vietnam. De l’autre côté du fleuve commence Lao Cai où j’étais attendu de pied ferme par des policiers si sympathiques et si attentionnés avec les touristes étrangers, que j’ai dû patienter une heure avant qu’ils ne daignent apposer un beau tampon d’entrée sur mon passeport.

Et à Lao Cai, il y avait Annick qui m’attendait, mon amie magicienne-du-web (et pas uniquement), avec laquelle nous allions voyager ensemble à travers le Vietnam. Je vous conseille d’essayer un jour cette sensation exaltante de rencontrer des amis, après des mois de séparation, dans un lieu exotique perdu au bout du monde. Comme si on se donnait rendez-vous à Saint-Michel à côté de Gibert Jeune, tel jour à telle heure, sauf que vous arrivez dans un endroit inconnu en ayant voyagé plusieurs jours et pris des chemins complètement différents pour l’atteindre.

Avec Annick, nous nous sommes maculés de boue sur les montagnes autour de Lao Cai.  Deux jours de marche dans les rizières et les villages boueux où l’on rencontre des personnages et des visages extraordinairement uniques.

 

           

 

Il nous manquait encore la dernière étape, de Lao Cai à Hanoi, avant de conclure ensemble le voyage dans le mythique train d’Indochine. Cette fois-ci les compartiments à 4 couchettes étaient fermés, mais avec des grilles de fer et sans vitres côté couloir. Histoire de faciliter la circulation de la lumière, des sons et des odeurs tout au long de la voiture. Les fenêtres extérieures étaient bloquées par d’autres sortes de grilles, qui les faisaient étrangement ressembler aux fenêtres d’une cellule carcérale. Dans le cas présent, ce sont les voyageurs sages qui s’installent dans les cellules-compartiments, alors que les escrocs qui se baladent la nuit dans les couloirs et le long des rails feraient tout pour y pénétrer.

 

     

 

Cette nuit-là, le voyage a filé tranquillement. En dormant comme un pacha sur mon matelas dur, j’ai rêvé encore une fois d’être à bord de mon vieux train d’Indochine. Mais cette fois-ci, j’étais pour de vrai, plongé dans les nuisances sonores de la ferraille en mouvement. Je rêvais de façon si intense, que je ne me suis même pas aperçu que – cette nuit-là – les dernières voitures de notre train avaient déraillé, et que nous nous étions arrêtés pendant 3 heures au milieu des bananiers, avant qu’ils ne réussissent à remettre les choses dans l’ordre et que l’on puisse foncer à nouveau vers Hanoi. A 30 km l’heure sous la lumière rouge de l’aube.